Dolorès la chef l’a annoncé ce matin. Elle a réuni toute l’équipe du 2ème étage, ceux qui travaillaient avec Céline, ceux qui la côtoyaient tous les jours, elle a réservé une salle de réunion, et voilà, elle l’a dit.
Martial le commercial pensait que tout ce cinéma, c’était pour annoncer sa promotion, à Dolorès la chef. La dernière fois qu’elle les a tous convoqués, c’était pour pavaner, parce qu’elle serait sous peu appelée à de nouvelles fonctions, un peu plus près du bon Dieu. Malheureusement, le bon Dieu avait un autre Saint à placer, l’affaire s’est conclue dans le dos de Dolorès. Elle est restée en plan, discrète sur son avenir.
Ce matin, à voir sa tête, Martial le commercial a ricané, Dolorès la chef a sans doute dû se faire de nouveau coiffer au poteau sur le poste qu’elle convoitait. Décidément elle les collectionne les faux départs... Mais lorsque de sa bouche, d’une voix qu’il n’avait jamais entendue, sont sortis ces trois mots « Céline est morte », il s’est senti anesthésié. Plus aucun bruit, soudain, ne lui parvenait. Il est resté en retrait, figé.
A Dolorès le sale travail. Répondre aux questions, dire le peu qu’elle sait, ne pas dire qu’elle a mal au cœur depuis, ne pas donner l’impression de dissimuler.
Martial se sent vide, la petite Céline avait l’âge de sa fille. A cet âge, le lundi matin, on retourne au boulot, on ne repose pas dans une morgue.
Dolorès a les larmes aux yeux. Elle respire un grand coup avant d’annoncer d’une voix blanche la cause du décès : « suicide ».
Dans la salle de réunion, froid glacial. Tout le monde est frappé du même uppercut. Martial est le premier à pleurer. La petite Céline, elle était dans le bureau à côté du sien. Ils discutaient un peu, elle déjeunait avec lui et le reste du groupe, elle était là depuis quelques mois, il pensait qu’elle s’était bien intégrée.
Vendredi soir dernier, l’équipe était allée prendre un verre ensemble, elle était venue, avec son sourire et sa réserve, elle avait ri aux blagues pas fines, elle avait sifflé deux bières, Martial l’avait chahutée avec ça. Lui avait dit qu’elle filait un mauvais coton.
D’autres sanglots.
Dolorès a du mal à reprendre le fil. Elle s’essuie les yeux du revers de la main.
Léon le patron apparaît. Dolorès le regarde avec gratitude, trouve une chaise vide, s’effondre. Martial a le visage enfoui dans son coude, Céline est morte, il veut se réveiller.
Léon n’explique pas comment ni pourquoi Céline s’en est allée. Il énumère des informations techniques et bureaucratiques: l’heure de la cérémonie religieuse, le lieu, le recueil en ligne, la cellule psychologique, la minute de silence prévue à midi pile, à la cantine. Ses pensées vont à ses proches, il est livide. Martial le croit.
Léon marque une pause. Les autres, Dolorès compris, le fixent comme s’il parlait une langue étrangère. D’une voix bloquée au fond de la gorge, il leur apprend que Céline a laissé en évidence la liste des dossiers en cours, des points de vigilance, les échéances, les fournisseurs à relancer, les mots de passe pour ses sessions et logiciels, une lettre pour ses parents. Une enquête sera ouverte, c’est la procédure. Il est possible que certains ici soient questionnés.
Martial se sent écrasé de culpabilité. Il voyait Céline tous les jours, et n’a rien vu. Il connaissait ce qu’un collègue lambda connaît d’un autre. Elle était célibataire, cadette d’une fratrie de trois, elle n’était pas d’ici, mais une de ses tantes oui. Elle disait lui rendre visite quelquefois, le weekend. Bon sang, il aurait dû voir que la petite ne tournait pas rond. Il se remémore son teint, ses attitudes des derniers jours, le contact de sa peau lorsqu’il lui a claqué la bise, vendredi soir, après le pot. Son souffle chaud, l’haleine parfumée de bière. Il lui a distraitement dit « à la semaine prochaine », Dolorès est passée devant lui, il devait impérativement lui poser une question à laquelle il ne savait pas répondre.
Comment était-elle habillée ? Déjà il ne s’en souvient plus.
Léon se racle la gorge, il a terminé. C’est comme s’il n’avait rien dit. L’atmosphère est saturée de questions inutiles, d’abandons que l’on garde pour plus tard. Tous se lèvent, regagnent leur place, Martial aimerait parler, partager ce qu’il ressent, mais il ne sait pas où précisément se situe sa douleur. Les regards fuient. Pour rejoindre son bureau il doit passer devant celui de Céline. Au mur, il y a son nom. Il n’a jamais ressenti ça avant. Pourtant il a déjà perdu des proches, grands-parents, oncle, tante, amis proches.
Le suicide de Céline appartient à un autre genre de souffrance. Celle qui se nourrit du remord d’avoir laissé partir une enfant de 25 ans. L’âge de sa gosse. Si ça avait été la sienne?
Dans le couloir, pas un bruit. C’est dimanche et c’est l’automne.
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