Cette histoire de nouveau look, Soizic, ça la bouffe.
Pas une journée sans que Patricia de la compta, Martial le commercial ou Tom de la com ne lui demandent « Alors, ça y est ? Tu lui as dit ? », et comme Soizic feint de ne pas comprendre :
« Tu lui as pas dit à Laurence qu’elle s’habillait comme une cagole ?? »
Mais Soizic ne trouve pas les mots.
Et quand elle croise Laurence, elle se lance, ouvre la bouche, et au dernier moment... se ramasse :
« Laurence, je voulais te dire que... que j’avais entendu dire que l’ascenseur à droite était en maintenance... T’étais au courant ? »
Ou
« Ah Laurence, te voilà. Je n’ai pas de bonne nouvelles. Voilà... je... je crois qu’on a encore piqué des rouleaux de papier hygiénique. Ca va faire un gros trou dans les stocks...»
Une fois, elle y était presque :
« Laurence, ce que j’ai à te dire n’est pas simple, et tu vas trouver que ça me regarde pas,
mais je sais que tu m’en voudras si je ne te le dis pas. Moi ça ne me dérange pas, mais les autres tu comprends... Voilà, tu... as de la salade coincée entre les dents »
C’était vrai en plus.
Laurence s’était confondue en remerciements, elle avait une réunion avec Dolorès la chef et Léon le patron, la honte si elle avait arboré son plus beau sourire tacheté de verdure.
A midi, le calvaire.
Toute la troupe continue d’assaillir Soizic, soulignant l’extrême urgence de la situation, fixant même un ultimatum : dans huit jours les auditeurs du global arrivent, si Laurence continue de se prendre pour Lolo Ferrari sans les lolos, c’est le crash assuré.
Patricia :
- Les résultats de l’audit étaient catastrophiques il y a deux ans. Quelle image on va donner aux auditeurs quand ils vont débarquer ?
Pierrick :
- En plus il paraît qu’ils nous ont envoyés des durs : deux viennent de Leipzig, une de Poznan et le reste de Krasnoïarsk.
Ting:
- Mais où ils vont les chercher, c’est pas possible !
Tom:
- Ah non mais moi je perds pas mon taf, à cause d’une quinqua qui se croit toujours dans les années 80 han !
Martial :
- Moi j’ai une femme et une fille étudiante, alors pas de vagues, merci !
Samanth’ l’assistante se dit que le look hot de Laurence, ça les dégèlerait un peu ces espions qui viennent du froid. Mais si elle l’ouvre, elle se ramasserait tout le monde sur le râble, comme la dernière fois.
Soizic n’a plus le choix. L’avenir de la boîte est entre ses mains.
C’est que ce n’est pas facile à dire ces choses-là.
Elle n’est pas à l’aise.
Elle en perd le sommeil.
Les jours s’égrènent. Et Laurence de la finance semble plus que jamais sortie d’un film érotique de fin de semaine, troisième partie de soirée.
J-2 avant l’audit.
A qui demander conseil ? Soizic n’a pas d’amies suffisamment proches, sa sœur passe sa vie sous une blouse médicale, sa mère avait 20 ans dans les années 50, ses enfants ne la comprennent pas stylistiquement, et elle le leur rend bien. Son mari ?
Le soir, au moment d’éteindre la lumière, elle fixe le plafond. Au lieu de « Bonne nuit », elle dit « Chéri, j’ai un gros problème au boulot et je ne sais pas comment m’en sortir ».
Sans se demander s’il écoute, elle raconte l’affaire du nouveau look, essaie de le décrire de façon suffisamment vague histoire de ne pas trop exciter son mari, la mission que les autres lui ont confié, et son sentiment de lâcheté, à ne pas savoir s’y prendre.
- Tu ferais comment toi ?
- Moui... euh... délicat c’est sûr... Allez bonne nuit à demain.
J-1
Soizic ne voit qu’une solution : l’arrêt maladie. Mais le motif lui semble léger.
La mort dans l’âme, elle se traîne jusqu’au boulot. Passe sa journée à ressasser des discours dans le vide. Décide de passer à l’attaque dans l’après-midi.
14h : Laurence est en réunion jusqu’à 16h
16h : Laurence a déjà un rendez-vous impossible à déplacer
18h : Laurence a été appelée d’urgence par Léon le patron
Sur les coups de 18h30, constatant son échec, Soizic se dirige vers les ascenseurs, rase les murs pour ne pas croiser Pierrick qui ne part jamais avant 19h30.
Elle fixe ses mocassins à frangettes lorsque les portes de l’ascenseur tintent joyeusement.
Devant elle, une paire de cuissardes en cuir à lacets, des bas résille noirs, une jupette à carreaux plus courte qu’une ceinture, un chemisier blanc transparent trois trailles trop petit, un pendentif satanique écrasé entre deux seins compressés, une tête coiffée d’une queue de cheval.
Laurence de la finance.
Le cœur de Soizic s’arrête.
Laurence sourit.
Elles discutent de deux ou trois dossiers le temps d’arriver au rez-de-chaussée.
« Tu prends les transports ? »
Soizic dit oui.
Sur le chemin, elle se répète « C’est le moment, c’est le moment, c’est le moment », mais ça vient pas.
Elles attendent ensemble en silence à l’arrêt de bus.
Tout à coup, Laurence :
- Flûte ! J’ai encore maillé mon collant !
Soizic ne voit pas où ça filoche, dans son esprit, c’est le principe du bas résille.
Laurence la fixe.
- Tu trouves que c’est pas de mon âge ?
Soizic est prise au dépourvu :
- Comment-ça-c’est-à-dire ?
- Ben tout ça, tu trouves que c’est pas pour moi ?
Soizic aimerait que le bus arrive. Mais le panneau indique 25 minutes. Divers incidents techniques indépendants de la volonté de personne.
Dans la cervelle de Soizic, grosse bouillie. Elle est à deux doigts de dire « Mais c’est maintenant que tu t’en rends compte ma pauvre ? Toute la boîte ne parle plus que de ton look de cagole depuis trois semaines ! », et finalement :
- Et toi, t’en penses quoi ?
Elle s’attend à un « Te fous pas de ma gueule Soizic ! Je sais très bien que toi et les autres, vous bavez dans mon dos ! ».
Laurence soupire :
- Je me demande si c’est pas un peu too much quand même...
Soizic, libérée d’un poids :
- Ah ben c’est sûr que ça se voit !
- Je sais, tout le monde me le dit...
Soizic fronce les sourcils. Evidemment, elle aurait dû s’en douter ! Les autres ne s’étaient pas privés pour en mettre une couche à Laurence. Elle arrivait après la bataille, c’était bien la peine…
- Mais tu comprends, c’est pour Léon que je fais tout ça...
- Léon le patron ??
Soizic s’étrangle : les rumeurs étaient donc vraies ! Elle articule :
- Mais... Tu trouves pas que ça va un peu loin quand même ?
Laurence a un petit rire aigu :
- Je donne beaucoup c’est vrai, mais il m’apporte aussi énormément. Pour rien au monde je n’échangerais ma place.
Que Laurence, avec son sourire niais, étale ses parties de jambes en l’air aux yeux de tous, Soizic ne peut pas l’admettre :
- Enfin quand même Laurence, tu as conscience que les gens sont très choqués !
- Ils s’habitueront. Les premiers temps c’est toujours difficile, mais tout glissera ensuite.
Soizic visualise. C’est insupportable :
- Bon écoute-moi bien Laurence : que tu te tapes Léon le patron, je trouve ça odieux, mais tu n’es pas la première. Alors aies au moins la délicatesse de ne pas étaler ta réussite aux yeux du monde entier en t’habillant comme une Marie-couche-toi-là !
Elle reprend son souffle :
- Un peu de délicatesse, merde !
Sur le visage de Laurence des taches rouges apparaissent. Elle balbutie :
- Mais... Quel rapport avec le projet Cut Cut Cut ?
- Mais je ne te parle pas de Cut Cut Cut ! Je te parle de...
Soizic comprend sa gaffe.
- Moi je te parlais de Cut Cut Cut, murmure Laurence, les yeux brillants
Soizic sent un vide immense. Elle bégaie des phrases d’excuses sans queue ni tête. Le bus arrive. Soizic monte, Laurence non.
« Je vais marcher un peu ».
Par la vitre, Soizic la regarde s’éloigner, perdue, sonnée. Le vent soulève des pans de sa mini-jupe à carreaux qu’elle tient fermement de ses deux mains, comme pour la rallonger.
Elle disparaît de son champ de vision au moment où Soizic murmure :
« Au moins, c’est dit. »
A suivre
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