Tout le monde a reçu au moins une fois dans sa vie le mail de 13h42.
Cols blancs, cols chics, cols Claudine, cols en V, cols ronds, décolletés, collets montés. Personne n’a pu y échapper.
Le mail de 13h42 est ce mail envoyé en heure creuse, au moment où vous buvez un café avec Jean-Jacques, et que vous découvrez vers 14h10, en même temps que la ribambelle de mails reçus entre le début et la fin de votre pause déjeuner. Le mail de 13h42 se finit toujours par Cordialement, demande confirmation, délivre une information, ou se termine par un « pour action ».
Le mail de 13h42 se perd dans l’avalanche de messages, ou se range dans un dossier « To do » en attendant des temps meilleurs. Le mail de 13h42 est celui qui vous sort complètement de l’esprit et se rappelle à vous au moment le moins opportun.
Quelques jours, semaines plus tard.
C’est le moment où Patricia que vous n’appréciez pas plus que cela vous demande : « T’as pas vu mon mail ? »
Là, vous activez tous les rouages de votre cerveau, ça fonctionne à dix mille, vous vous demandez de quel mail Patricia parle, vous explorez votre mémoire en montagnes russes, gardez en surface cet air impassible, avant d’affirmer : « Je regrette, je n’ai rien reçu. »
Vous tournez le dos à Patricia, heureux de lui avoir fermé le clapet.
Patricia n’est pas du genre à lâcher. Quelques minutes plus tard, elle vous envoie, copie votre manager, le sien, les N+2 respectifs, les équipes directes et indirectes, les assistants, stagiaires et contrats pro, bref, la moitié de la boîte LE fameux mail de 13h42, assorti de quelques mots rappelant le contexte :
Suite à notre discussion, tu trouveras ci-dessous le mail envoyé le lundi 18 février à 13h42, resté sans réponse de ta part. Pour rappel, la deadline était hier.
A ta disposition.
Implacable constat : vous étiez bien le destinataire principal du mail de 13h42, et Patricia vient de démontrer à toute l’entreprise que vous ne consultez pas vos messages.
Cette anecdote raconte à grands traits ce qu’est devenu le mail dans nos entreprises. Une preuve brandie. Tout passe par écrit, et c’est de cette manière que l’on se couvre, que l’on se protège des accusations. Oui je t’avais bien informé de la nouvelle procédure PROC-XXRT-227876 révision 343. Oui, je t’ai bien demandé de réaliser un Power Point pour le Comité de pilotage stratégie de la revue générale. Oui, je t’ai bien envoyé les pièces jointes du projet Parasol.
La grande peur de nos vies professionnelles est d’être pris en défaut. Alors on écrit. On écrit. On n’a jamais autant écrit. Une parole ne suffit plus. Combien de fois avez-vous conclu une discussion en indiquant à votre collègue « Je couche par écrit ce que l’on vient de se dire ? ».
On va me dire que cela a son utilité. Bien sûr. Comment savoir autrement que c’est à Jean-Claude de planifier la prochaine réunion et à Josiane de trouver une salle ?
Le mail a ses vertus.
Il ne s’est pourtant pas privé d’explorer d’autres usages. Adressé à un destinataire unique, son auteur joue la carte de la transparence, a en tête que son mail peut être lu par n’importe qui, n’importe quand, dans dix ans pourquoi pas, quand bien même il serait intitulé Privé – personnel.
Alors il écrit façon basique. Presque en morse, les stops en moins. Aucune interprétation possible. Le mail doit être premier degré, compris instantanément par celui qui le lit. De fait, nous écrivons, nous écrivons. Et toujours avec les mêmes mots.
Notre correspondance s’assèche, nos phrases se raccourcissent. Sujet, verbe, complément.
Le complément est sur la sellette. Lorsqu’un propos peut sembler rude, nous l’adoucissons d’un smiley. Ne nous vient plus à l’idée qu’un autre mot pourrait correspondre. Ou qu’un coup de téléphone pourrait être plus approprié.
Et je ne parle pas de la logorrhée corporate, qui exige, selon la charte professionnelle que nous nous appliquons moralement à respecter, que forwarder remplacera transférer, que fulltime sera mieux compris que à plein temps, que one to one fera moins peur que en face à face.
Lorsque me viennent des instants de lucidité, je me demande comment on s’en sortait, il y a 30 ans, lorsque les ordinateurs n’avaient pas envahi nos bureaux, que l’on ne passait pas ses journées à se justifier d’avoir zappé le mail de 13h42 de Patricia ?
On galérait, on perdait du temps, des documents. Je l’imagine bien volontiers. Peut-être également qu’on passait plus de têtes dans le bureau de Patricia, ou on l’appelait, même si on risquait de se faire recevoir.
Cet article ne prétend pas enterrer le mail de 13h42. Il propose ceci : écrivons moins, écrivons mieux. Un mail est une lettre sans facteur, qui peut être lu par la terre entière. Cela n’empêche pas de soigner les formes. Pour les plus littéraires d’entre nous, cela pourrait même devenir un plaisir, à lire, à écrire. Patricia ne dirait pas le contraire.
Bien cordialement.
Camille Cordouan
Mon roman La jeune cadre dynamique qui voulait conquérir le monde (Robert Laffont) est en librairie depuis le 5 avril dernier. Le trailer ici
Pour mieux me connaître, le bel entretien que m'a accordé Sylvaine Pascual d'Ithaque coaching
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