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Photo du rédacteurCamille Cordouan

L'éthique du déplacement professionnel

Dernière mise à jour : 25 nov. 2018


Une mission, un déplacement à l’étranger est jugé réussi si vous en revenez explosé.

Des cernes jusqu’au menton et l’impression de ne pas avoir dormi pendant 72h.

Explosé, ce n’est ni fatigué, ni épuisé, ni usé, ni limite burn out.

Le synonyme d’explosé, c’est décalqué : d’un point de vue physique, c’est avoir la sensation que son cerveau s’est multiplié trois fois dans la boîte crânienne, sur le point d’expulser les yeux hors de leur orbite. D’un point de vue professionnel, être explosé signifie que vous avez optimisé le temps de la mission au maximum, que vous n’avez rien gratté sur le dos de la boîte, que vous n’avez pas confondu votre argent avec le sien, et surtout pas confondu travail et plaisir.




Tout explosé que vous êtes, vous arborez la note de frais la plus basse qui soit. Avec votre mâchoire qui manque de se décrocher et vos yeux qui roulent sans savoir pourquoi.





Sur le papier, une mission, c’est toujours valorisant :

« Jean-Jacques, il faut aller voir le cluster à Francfort le 18. Ils organisent la journée suppliers. Faut y faire un tour pour voir si on n’est pas borderline sur les KPI. Demande à Patricia pour tes billets. »


Au départ de Paris, Patricia concoctera la mission suivante :

- Départ le 17 au soir par le vol de 20h30 (le dernier)

- Arrivée à Francfort le 17 au soir à 21h45

- Réservation à l’hôtel « DasSchnitzel » pour une nuit, petit-déjeuner inclus, 120€ TTC

- Retour le 18 au soir par le vol de 18h45 (l’avant-dernier)

- Arrivée à Paris le 18 à 20h

Ca, sur le papier.


Voici la réalité:

17h59 : vous cliquez sur le bouton « envoyer email», dernier message expédié avant de plier bagage pour l’aéroport. Vous vous apprêtez, serein, à mettre en veille votre ordinateur, à le glisser dans sa sacoche, à empoigner votre valisette, et dire « Aufwiedersehen » à votre N+1




18h01 : au moment où vous éteignez la lumière de votre bureau, apparaît Josiane, qui a un sujet ultra important (mais pas long) à traiter avec vous. Vous regardez votre montre, désignez votre valisette, rappelez d’un air solennel que ce soir, vous couchez au Schnitzel, et par conséquent, vous ne devez pas vous mettre en retard.

« Non, non ! » affirme Josiane. « Non, non ! » c’est de nouveau ce qu’elle affirme à 18h23 lorsqu’enfin elle vous lâche la grappe en vous promettant un meeting afin de discuter de nouveau de ce point qui demeure obscur pour elle.

18h29 : la demi-heure de confort que vous vous étiez octroyée a fumé à cause de Josiane. Vous êtes dehors, il pleut à verse, vous avez un petit parapluie qui fait le dos rond face aux bourrasques de fin du monde qui soufflent depuis 5 minutes à peine.


18h31 : le parapluie se retourne pour la première fois. Vous vous demandez si un taxi ne serait pas plus confortable pour gagner Orly. Commence dans votre tête une litanie de raisons bien valables pour préférer le RER :

- Avec les encombrements, à cette heure, le taxi...

- le taxi coûte cher à l’entreprise

- Le changement de RER à Châtelet est rapide

- Cela fait deux jours qu’il n’y a pas eu de problème sur le RER A


18h37 : vous arrivez en vue du quai... que vous ne distinguez pas, du fait de la nuée humaine massée là pour la même raison que vous. Elle attend le RER. Un tintement joyeux retentit, une voix grésille : « En raison d’un incident technique, le trafic est fortement perturbé sur l’ensemble de la ligne. Veuillez nous excuser de la gêne occasionnée »


18h38 : un filet de sueur glacée vous ruisselle dans le dos.


18h39 : RER en vue !


Crédit RTL

18h40 : vous vous jetez dans la mêlée, jouez des coudes, poussez, poussez pour vous frayer un chemin au milieu de la masse dont les priorités à cette heure sont nécessairement moins prioritaires que les vôtres.

Deux mètres devant vous, après quatre essais infructueux, les portes du RER se ferment. Enfin, il paraît. Parce que vous n’avez pas réussi à les entrapercevoir.


18h41 : tintement joyeux. Voix qui grésille. Sueur. Chemise collée. Taxi ?

18h47 : RER en vue !

Cette fois on ne vous y prendra pas. Avec votre valisette sur laquelle est solidement amarré votre ordinateur, vous êtes un lion qui lutte pour entrer dans sa cage.


18h49 :appel désespéré du conducteur du RER « Ne bloquez pas les portes, nous ne pourrons pas partir. » Vous entendez quelqu’un hurler « NE BLOQUEZ PAS LES PORTES ! NE BLOQUEZ PAS LES PORTES !! » Vous réalisez que c’est votre voix. Enfin les portes se ferment. Vous à l’intérieur. Votre pan d’imperméable à l’extérieur.


18h50 : le train souffre mille morts pour se mettre en branle. Cahote. Trébuche. Freine avec fureur. Mais ça ne dérange personne, chaque « passager » est une partie d’un tout, agglomérat compact et immobile composé de tous. Votre tête s’emboîte parfaitement sous l’aisselle d’un grand black, tandis que vos fesses épousent la cambrure du dos d’une jeune cadre dynamique plus petite que vous. Un bras relie votre épaule gauche à votre oreille droite. Vous ne savez pas à qui il appartient.


19h04 : premier arrêt. Hélas. L’agglomérat se désagrège, puis se reconstitue avec des éléments neufs, tout juste montés à bord.


19h17 : deuxième arrêt. Bis repetita.


19h26 : troisième arrêt. Le vôtre. FREEDOM !! Votre valisette et vous ne touchez plus terre. Une force inouïe vous saisit par les épaules, et, sans que vous l’ayez demandé, vous expulse hors du train. Vous pourriez à cet instant vous demander à quoi vous ressemblez. Fort heureusement, cette pensée ne vous traverse pas l’esprit.


20h07 : comme le destin ne s’acharne pas, vous êtes parvenu à grimper dans le premier RER B à Châtelet, sans regarder sa direction. Antony. Ouf. Et vous voilà à Orly, échevelé, à bout de souffle, plus trempé que votre parapluie, poussant votre valisette qui semble peser une tonne, courant comme un dément vers le hall de départ, carte d’embarquement en main.

20h12 : vous manquez de défaillir. La queue pour passer la police déborde de toute part, comme une caisse d’un magasin de prêt-à-porter un jour de soldes. De l’autre côté du mur, on prononce votre nom, on dit que c’est le dernier appel pour le dernier vol, que les portes se fermeront sans vous, que si vous vous ne présentez pas au comptoir d’embarquement dans les trois secondes, vous n’aurez qu’à vous démerder, vous en prendre qu’à vous-même, car après tout, vous n’aviez qu’à prendre un taxi.


Vous agrippez le bras d’une hôtesse qui passe par là, pointez du doigt un haut-parleur, n’importe lequel, articulez, « Francfort !! Francfort ! ». Elle capte aussi sec :

- Flügen Sie nach Frankfurt, oder ?


Vous ne comprenez pas pourquoi elle vous parle en allemand, mais elle gère la situation, double la file par la droite, soulève un ruban, d’un geste vif vous fait signe de passer. Vous hésitez à griller toutes ces personnes qui patiemment attendent leur tour, elle vous pousse dans le dos, arrache votre ceinture, ordinateur, carte d’embarquement, vos produits de toilette pour les jeter en vrac sur le tapis. Une à une, vos affaires passent le scan. Avec succès.



20h15 : à moitié dévêtu, ordinateur sous le bras, ceinture qui pendouille, à grandes enjambées, vous vous ruez vers le comptoir d’embarquement « Francfort, dernier appel, last call ». Une voix hurle « C’EST MOI !! JE SUIS LA !! ». C’est la vôtre.


20h18 : vous reconfigurez le coffre à bagages au-dessus de votre siège, afin d’y trouver une place pour votre valisette, votre ordinateur et votre imper, sans écraser la veste de costume de votre voisin de siège. Lequel vous lance des regards noirs.


20h22 : vous vous effondrez sur votre fauteuil. Une hôtesse vous propose une serviette rafraichissante. Vous en demandez douze.


20h44 : vous avez les jambes en coton, vous sentez la faim vous dévorer. C’est le moment choisi par le commandant de bord pour annoncer :« Mesdames et Messieurs, ici votre commandant de bord, en raison d’une forte affluence sur la piste, nous occupons le 17ème rang dans l’ordre de décollage. Nous estimons un départ dans 45 minutes. Merci de votre attention et veuillez nous excuser pour ce retard. Lady and gentlemen, captain speaking, due to a lot of aircrafts on the take offpist, we are 17th ranking to leave. We expect a departure in 45min. Thank you for your attention and sorry for the desagreement”.


21h37: décollage

22h52: atterrissage à Francfort. Le commandant de bord avait affirmé mettre tout en œuvre pour rattraper un peu du retard. 1h15 de vol, pas une minute de moins. Durée classique.


22h56 : PNC dernier virage. Désarmement des toboggans, vérification de la porte opposée. Vous vous levez comme par un ressort. En ouvrant le coffre à bagages, la veste de votre voisin s’écrase au sol au moment où vous empoignez votre valisette. Ses roulettes dessinent sur le tissu comme des traits de couture couleur marronnasse.



23h27 : vous grimpez dans un taxi. « Nach Schnitzel ! ». Le chauffeur ne comprend pas pourquoi vous avez envie d’une entrecôte panée à une telle heure. Il finit par saisir qu’il s’agit du nom de l’hôtel.


23h45 : vous êtes chanceux, le chauffeur connaît la zone industrielle francfortoise comme sa poche. Il vous dépose à la réception du Schnitzel.

23h47 :au Schnitzel, on ne vous attendait plus. On a annulé votre réservation. Heureusement, l’hôtel n’est pas complet. Un gargouillis lugubre de votre estomac accueille une triste nouvelle : le restaurant est fermé.


00h16 : vous sortez de votre douche. Vous réglez votre réveil sur 6h45, vous effondrez sur votre lit comme un cachalot sur une plage.


4h55 : un bruit sourd vous arrache de votre sommeil. Le premier avion qui décolle de l’aéroport de Francfort décolle de votre chambre. Vous crevez la dalle.


6h30 : vous faites l’ouverture du petit déjeuner. Vous n’êtes pas parvenu à vous rendormir, avez compté tous les avions au départ de Francfort.


7h30 : vous faites le compte. Pour tenir le coup, vous avez avalé huit Schwartz Kafé. Pour tenir au corps, vous avez dévoré des Knödel, du Sauerkraut. Pour faire chaud au coeur, du Käsekuchen, Strudel, du Christstollen. Vous vous lavez les dents à l’heure où vous devriez faire votre check out.

7h55 : à la réception du Schnitzel, on vous a affirmé qu’il n’était pas nécessaire de prendre un taxi pour aller à votre lieu de rendez-vous. C’est tout droit. On vous l’a même dit en français. Vous errez, traînant votre valisette ordinateur, votre fatigue, et cette idée : la journée va être très, très, très longue.


8h04 : vous arrivez enfin, et par hasard.


8h15 : début des réunions de la journée.


9h23 : vous activez le pilotage automatique.

Vous subissez la journée, aussi longue qu’un jour sans pain. Votre tête pèse mille tonnes, vous comprenez sans comprendre ce qu’on vous raconte, confondez les mots, appelez Helmut, Gunther, et Katarina, Angela. Vous comptez les heures avant qu’arrive 17h, le moment tant attendu, le départ EN TAXI vers l’aéroport.


16h47 : toujours collé à votre valisette ordinateur, vous saluez tout le monde, remerciez pour la qualité des échanges (que vous n’avez pas suivis), affirmez attendre avec impatience les next milestones. C’est alors qu’Helmut pose la question fatidique : « Aber wiegehst du zum Flughafhen/Airport ? ». Vous bafouillez « Taxi ». Helmut fait des grands gestes : « Nein ! besser mit dem Bus ! »


17h02 : vous n’avez pas eu la force de résister à Helmut. Vous poireautez à l’arrêt de bus. Helmut a été clair : il faut prendre le bus numéro 18 avant de descendre à Grossplatz et de prendre la 28. Il pleut.


18h03 : arrivée à l’aéroport international de Francfort. Vous maudissez Helmut et ses bons plans. Vous vous êtes trompé partout où il était possible de se tromper. Monter, descendre du bus avec la valisette ordinateur. Puis descendre, monter encore. Vous avez hésité à abandonner votre bardas en chemin. Mais c’est aussi celui de l’entreprise.


18h14 :ca y est, vous êtes « explosé ».Un petit passe-droit pour passer la sécurité de l’aéroport ne serait pas de refus. Ein schöne Fraulein en uniforme vous remet dans le rang.

18h25 : vous vous affalez sur votre siège d’avion. A côté de vous vient s’asseoir le même passager que la veille. Sur sa veste, les vestiges d’une trace de roulette de valisette. Vous dormez déjà. Vous n’avez vu passer ni le décollage, ni l’atterrissage.


20h15 : puisant dans vos dernières ressources, vous débouclez votre ceinture, extirpez votre valisette ordinateur, oubliez votre parapluie. Vous marchez comme un zombie vers la sortie.


20h23 : un dilemme cornélien vous frappe comme la foudre. Taxi ou RER ? Vous passez par tous les états :

- Je suis complètement cuit, je le mérite

- Il n’est pas très tard, ce n’est pas l’heure du taxi

- Je dirai à mon chef que l’avion a eu 2h de retard

- Il verra bien que ce n’est pas vrai, en plus un taxi, à cette heure, ça va coûter bonbon à la boîte

- Mais je me vois pas me trimballer encore avec ma valisette et mon ordinateur, j’ai passé l’âge

- Mon chef va me faire la remarque « C’était bien nécessaire le taxi ? » et moi, je lui répondrai...

Vous lui répondrez que l’objectif premier d’une mission professionnelle est d’être réussie, et pour que ce soit le cas, il est nécessaire de voyager dans de bonnes conditions. Prendre le dernier vol alors que ce sont précisément ceux-là qui accusent tout le retard des vols de la journée, voguer de moyens de transport en moyens de transport, à porter une valise roulante, un ordinateur, des dossiers, s’exténuer avant même que d’arriver à destination.

Il y aura toujours des profiteurs et des puristes.

Dans votre boîte, vous trouverez toujours quelqu’un qui s’autorise ce que vous vous auto-interdisez, par pudeur, par sentiment de culpabilité, cette conviction que vous en demandez trop, que vous n’y avez pas droit, par peur du qu’en dira-t-on. Que direz-vous à votre manager qui louchera sur cette note de taxi qui vous fait transpirer ? Je propose la réponse suivante : R I E N. Vous ne direz rien.

On s’auto-justifie trop souvent par compréhension d’un reproche implicite, ou non formulé :

- Ah ? Tu as préféré prendre le taxi ?

- Oui, tu comprends, je suis désolé, il était tard, il pleuvait, et puis les transports ne sont pas très sûrs le soir, et puis Patricia elle a pris le taxi la dernière fois, et puis....


Et puis, dans telle situation, la seule réponse à apporter est la suivante :

- Ah ? Tu as préféré prendre le taxi ?

- Oui.


La réussite d’une mission ne se mesure pas à combien vous avez dépensé en argent, en sueur, en fatigue, ni au nombre d’anecdotes à raconter sur tous les inéluctables loupés, mais à ce que vous avez pu rapporter en connaissances, en informations, contacts humains. Alors votre mission sera réellement profitable à l’entreprise. Elle le sera bien moins si vous mettez la semaine à vous en remettre.


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