Un mardi matin comme tous les mardis matins sur cette Terre.
Soizic de la logistique, cernes au menton la faute à une nouvelle insomnie, presse l’interrupteur. Une lumière aussi blafarde que son visage se pose sur le clapier personnel qui lui sert de bureau.
Elle a la bouche pâteuse et les yeux défoncés. La journée commence bien.
Au moment où elle se vautre sur la chaise où 95% de sa journée se passera, surgit Tom de la com, teint hâlé, regard aussi étincelant que sa petite étoile tatouée derrière l’oreille :
- T’as vu Laurence de la finance aujourd’hui ?
Ni bonjour, ni merde. Et pour qu’on lui parle d’une autre femme en plus. Pour Soizic de la logistique, l’incursion de Tom de la com de si bon matin, c’est un missile nucléaire dans ses eaux territoriales :
- Alors d’abord bonjour…
- Oui oui bonjour, bonjour, oui.
Impatient :
- Alors, t’as vu Laurence de la finance ?
- Je suis arrivée il y a trois minutes, je n’ai pas encore regardé mes mails ni bu mon café, alors non, je n’ai pas parlé à Laurence de la finance. En plus j’ai rien à lui demander.
La réponse semble satisfaire Tom. Sa bouche se tortille :
- Mais personne ne te demande de parler à Laurence de la finance… La voir suffit amplement.
Sourire jusqu’à l’extrémité de ses cheveux blonds en pique figés de gel :
- Pour info, elle est à la machine à café.
Tom de la com disparaît dans le bureau à côté pour demander, de sa voix aux intonations de communicant parisien : « Alors han, t’as vu Laurence han de la finance han ? »
Soizic de la logistique, elle est pas du genre à céder aux interjections des uns et des autres (et surtout pas à celles de la com). Elle est une femme libre. Et puis elle a ses tableaux Excel de stock de papier hygiénique à revérifier. Il paraîtrait qu’il y a des vols. Les gens sont vraiment prêts à piquer n’importe quoi. Et de toute façon elle n’a aucune envie de se montrer.
Sur son écran, trois messages clignotent.
Pierrick du juridique : « T’as vu Laurence de la finance ce matin ? »
Martial le commercial : « Il faut absolument que tu ailles voir Laurence de la finance ! »
Patricia de la compta : « T’as croisé Laurence de la finance ? »
Soizic de la logistique commence à se dire qu’il se passe quelque chose.
Dans le couloir, elle croise Ting du marketing et Samanth l’assistante. A l’unisson :
- Pour Laurence de la finance, c’est par là !
Et là, elle la voit.
Cuissardes en cuir, bas résilles, jupe écossaise rouge, décolleté en coton trois tailles trop petit, pendentif étouffé par deux seins écrasés, cheveux tirés, noués en tresse. Soizic a devant les yeux l’hybridation de Catwoman et Britney Spears dans sa période « Baby one more time ».
Même en fermant les yeux, impossible de la rater.
Soizic écarquille ses cernes à mesure que la créature se rapproche. Est-ce la même Laurence de la finance croisée hier en tailleur jupe ?
- T’as changé de look ?
C’est tout ce qui sort de sa bouche.
- Toi aussi t’as remarqué ?
Laurence de la finance lui adresse un sourire mal assuré. Pourvu qu’elle ne me demande pas si ça lui va bien ! se dit Soizic de la logistique suant d’embarras. En 25 ans de boîte elle n’a jamais vu ça.
Elle hoche la tête, presse le pas, dépasse la machine à café, oublie de se servir, poursuit sa route droit devant, jusqu’au bureau de Jean-Jacques de l’IT qu’elle snobe depuis le jour où il a installé à Patricia de la compta un nouvel ordi. Et pas à elle. Elle rebrousse chemin, croise Albert le stagiaire. Inquiète :
- T’as vu Laurence de la finance ce matin ?
- Quoi ?
Albert ôte une de ses oreillettes. Soulagement. Soizic n’est pas la dernière à être au courant du nouveau look de Laurence de la finance.
Mobilisation générale.
Patricia de la compta bat le rappel des troupes dans un message Kommunikator envoyé à toute la bande, même Lucas du syndicat :
« Rendez-vous cantine midi. Objet : discuter de ce que vous savez »
Soizic de la logistique s’assure que Laurence de la finance n’est pas dans la boucle. Avec qui va-t-elle manger alors ?
A 11h50 tapantes, Patricia de la compta lance le signal: « On descend »
Dans la file de la cantine, entre le stand langue de bœuf et boudin de nos régions, Soizic glisse à l’oreille de Patricia :
- Mais avec qui elle va déjeuner Laurence de la finance ?
- A ton avis ?
Le visage de Soizic ressemble à celui d’une génisse fraîchement décapitée.
Patricia s’irrite :
- Mais t’as vraiment rien compris, c’est pas possible. Même Albert le stagiaire est au courant que Laurence de la finance couche avec Léon le Patron !
Soizic accuse le coup. Elle confond le boudin de nos régions avec une aubergine cylindrique non épluchée.
Patricia de la compta mène la troupe. Elle désigne une table ronde. Exige que l’on se serre. On pose les plateaux par terre. Pierrick du juridique, Samanth’ l’assistante, Ting du marketing, Tom de la com, Martial le commercial, Lucas du syndicat et Soizic qui trouve que son aubergine sent fort, prennent place.
Patricia de la compta, mine soucieuse :
- Bien. Je vous remercie d’avoir répondu présent à ce déjeuner organisé du fait de l’urgence du sujet qui nous occupe. Jean-Jacques de l’IT est excusé, l’intégrateur BX443 n’a pas pu s’interfacer avec le spot 437b. Bref, la grosse tuile. Il fera de son mieux pour nous rejoindre.
Silence pensif.
Soudain Patricia de la compta :
- Bon, on va pas y aller par quatre chemins, Laurence de la finance a décidé de s’habiller en cagole.
- Ah non mais le choc han ! C’est Mariah Carey version concert cata au Nouvel An à Time Square, j’y étais !, s’exclame Tom de la com
- Rien à voir ! Mariah Carey, elle était à moitié à poil, dans un body résille rétréci bouffé par les mites, coupe Pierrick du juridique.
- C’est qui Mariah Carey ?
Soizic de la logistique est paumée. Heureusement, personne n’a entendu sa question. Martial le commercial a mis tout le monde d’accord :
- Ben moi elle me fait penser à ma fille ado, lorsqu’elle voulait sortir en boom et qu’elle passait 3h dans la salle de bain à se préparer. Avec sa mère, on n’a jamais compris où elle réussissait à acheter des trucs aussi vulgos.
- Visiblement ça devait pas être très cher, dit Ting du marketing.
- Oui, enfin Laurence, avec sa situation, quand même…
Soizic essaie de placer quelques mots pour ne pas lâcher ce train qui va un peu trop vite. En dehors de Janine Robin, voire Un jour ailleurs quand il s’agit de se faire plaisir point de salut. Sa mère déjà s’habillait comme ça.
- Bref, on est tous d’accord, le look de Laurence ne va pas du tout, tranche Patricia de la compta.
- Moi je trouve que ça lui va plutôt bien, murmure Samanth l’assistante
- Oui, toi évidemment, plus c’est court, plus ça te plaît… ricane Pierrick du juridique, avant de se mordre les lèvres. Encore le mot de trop !
Samanth’ l’assistante aimerait balancer à sa petite gueule de juriste que son sinistre costume à rayures sans forme est porté par les trois quart de la boîte, et elle, à chaque fois, ça lui donne envie de s’enfiler une rasade de Prozac. Mais elle n’est que Samanth’ l’assistante.
Patricia de la compta:
- Soyons clairs. Le boulot c’est ni un club échangiste pour quinquagénaire en crise, ni le tome 4 de Fifty shade of grey.
Murmures d’approbations.
Patricia, grave :
- Il faut que quelqu’un aille le lui dire.
Silence.
Martial le commercial prend les devants :
- C’est pas un truc de mecs, ça. Entre gonzesses, vous vous comprenez mieux.
- Sans compter que venant de la part d’un homme, cela pourrait être mal interprété, ajoute Pierrick du juridique
Tom de la com ne dit rien, tout comme Lucas du syndicat, aussi muet que le règlement intérieur sur cette question.
Samanth’ l’assistante :
- Moi, vu ma position, elle m’écoutera pas.
Patricia se déclare hors-jeu :
- Elle n’a jamais pu me supporter. Surtout depuis que j’ai eu un nouvel ordi avant elle !
- On se connaît très peu avec Laurence. Bonjour, bonsoir, c’est tout, affirme Ting
Tous les regards se tournent vers Soizic. Qui panique :
- Mais... Mais c’est pas plutôt à Dolorès la chef de lui parler ?
On s’offusque : tu n’y penses pas ! Si entre amis on ne peut pas se dire les choses ! Et Dolorès la chef elle fera quoi ? Et si les RH la convoquent en entretien préalable au licenciement ?
Lucas du syndicat se souvient qu’il y a quelques années, il avait assisté un collègue venu en tongs au bureau et convoqué par les RH. Il n’avait rien pu faire pour lui.
- On l’a viré pour une paire de tongs han??
Tom de la com a les yeux exorbités.
- Ah non pas du tout. Il imitait la signature de son chef pour ses notes de frais. Mais les tongs, c’est sûr, ça l’a pas aidé.
Patricia de la compta finit sa compote, regarde sa montre :
- Soizic, t’as pas le choix. La situation de Laurence est désespérée. Elle est complètement ridicule, tout le monde se fout d’elle. Tu dois faire quelque chose.
- La vache ! Vous avez vu Laurence de la finance aujourd’hui ???
Jean-Jacques de l’IT vient de finir d’interfacer l’intégrateur BX443 avec le spot 437b.
- La bombasse !! C’est tellement sexy sa jupette que ma braguette a failli exploser !
A suivre.
Σχόλια