Jean-Jacques,
Je tenais à te dire que tu es une grosse bouse incompétente. Je n’ai jamais vu plus grande tâche de toute ma carrière.
Je suis à ta disposition pour toute question.
Bien respectueusement,
Patricia
C’est ainsi que je me suis dit que quelque chose clochait. Mais quoi ?
Lorsque j’ai parcouru la réponse de Jean-Jacques à Patricia, cela m’a mise sur la voie :
Bonjour Patricia,
Bien noté, je garde le point pour ton évaluation annuelle.
Bàt
JJ
« Bàt ». Pour moi, cela signifiait « Bon à tirer ». Ce qui est au choix une expression salace, ou une mention sur un document indiquant qu’il est bon pour impression.
La réponse de Patricia à Jean-Jacques a mis fin au malaise :
JJ,
Je ne retirerai pas un mot de mes propos dussè-je subir la torture du feu.
Bàt,
P.
Tout s’est alors éclairé.
Dans les invectives par mail interposé, la formule de politesse posée à la fin d’un mail apporte ce degré de civilisation sensé prouver que l’homme est sorti de l’état de nature. « Bien respectueusement » plutôt que « Rase les murs » : c’est ce qui sépare l’être humain de la bête sauvage.
Avec la place que les courriels ont dans notre vie professionnelle, combien sommes-nous dont le travail consiste presque uniquement à écrire des mails, y répondre ?
On aurait pu penser qu’avec la fin programmée de la correspondance manuscrite, les formules de politesse passeraient à l’as. Mais non. Elles fleurissent au contraire, comme des roses sur un tas d’excréments. C’est qu’elles y tiennent, à leur rôle de conclusion et d’ouverture. Impossible d’achever un message sans puiser dans leurs innombrables variantes. Comme une collection de prêt-à-porter, elles connaissent des modes, des saisons, elles se portent en toute occasion, à l’épaule ou à la main, ouverte ou fermée, seule ou accompagnée. A chaque type de mail sa formule. Elles apportent du panache dans la platitude.
Chère Josiane,
J’ai bien reçu ton mail.
Cordialement,
Patricia
Josiane,
Je suis contente que tu aies reçu mon mail.
Bien à toi,
Patricia
Ou
Cher Jean-Jacques,
Ci-joint le document dont tu as besoin depuis 6 mois et que je ne parvenais pas à retrouver.
Bien sincèrement,
Josiane
Ou encore
Josiane,
Peux-tu commander 50 stylos et 48 bloc-notes logotypés A5 papier vélin 12mm 67 pages ?
Très respectueusement,
JJ
La grande incompréhension : pourquoi Patricia ne peut-elle pas se lever pour dire à Josiane qui travaille à deux bureaux du sien, ou même deux étages plus haut, que le mail est arrivé à bon port ?
Et pourquoi JJ ne peut pas non plus se décoller de son bureau pour aller dire à Josiane qu’elle doit commander 50 stylos et 48 blocs notes ?
Le mail, ce pense-bête. Il opère comme par enchantement un transfert de responsabilité dès le moment où l’on clique sur « envoi » : la balle est dans ton camp, si tu oublie de commander mes blocs notes, ce sera ta responsabilité.
Avec l’ère du mail « arme de protection massive » qui se dessine, il est indispensable que JJ prouve qu’il a bien demandé à Josiane, le 12 septembre à 13h42 de commander blocs-notes et stylos. Mémorise-t-on mieux ce qu’on lit que ce qu’on entend ? Les paroles s’envolent, etc… c’est connu. Que vient faire une formule de politesse dans un message d’une banalité sans nom envoyé à une personne avec qui vous déjeunez tous les jours, dont vous connaissez l’âge des enfants, leurs activités du mercredi, leur date d’anniversaire ?
La formule de politesse fait partie de la check list du mail bien sous tout rapport : il peut être bourré de fautes d’orthographe, chaotique, déstructuré, incendiaire. S’il a la formule de politesse à la fin, il est bon pour envoi.
Bien sincèrement, cordialement, respectueusement vôtre
Demandez à n’importe lequel de vos collègues la différence entre :
- Cordialement
- Bien cordialement,
- Sincèrement,
- Respectueusement,
- Salutations
- Sincères salutations
- Bien à toi
Ces formules ont leur utilité. Certaines relations sont et doivent être plus formelles : un client, un prestataire, un collègue que vous ne connaissez pas ou peu, un N+12.
Nos vies fournissent également mille occasions de donner un peu de tenue à nos écrits : lettre de candidature, courrier pour demander une nouvelle carte bleue, mail pour résilier un contrat de gaz, mot pour dispenser de piscine son enfant un peu enrhumé. A chaque situation la sienne. Il n’en existe pas d’adaptable à toutes les situations de la vie, façon couteau suisse.
Alors quand les employer ?
Ne tuons pas les formules de politesse. Elles sont ce qu’il nous reste des grandes heures de la correspondance manuscrite.
Le temps des lettres postées, billets, missives de trois pages à l’écriture serrée, qui parfois n’arrivaient pas à leur destinataire, perdues, interceptées. Le temps des fraternités intellectuelles, où la formule de politesse constituait un point final d’ouverture, appelait une réponse, engageait une loyauté, une fidélité entière.
Baudelaire à Flaubert :
Travailler, c’est travailler sans cesse ; c’est n’avoir plus de sens, plus de rêverie ; et c’est une pure volonté toujours en mouvement. J’y arriverai peut-être.
Tout à vous Votre ami bien dévoué.
Racine à madame de Maintenon :
Je suis, avec un profond respect, votre très humble et très obéissant serviteur.
Verlaine à Hugo :
Mon cher Maître, je continue à mettre toute ma confiance et toute ma confidence en vous.
Agréez ma respectueuse et bien affectueuse reconnaissance.
Pas une de ces formules ne se ressemblent. Un bijou sur-mesure porté sur un costume bien mis. Petit rien : l’élégance.
Sans appeler à la richesse, l’inventivité de nos grands maîtres de plume, sachons simplement faire preuve de discernement. Utiliser nos mots et formules comme il convient. De grâce, ne les vidons pas de leur substance ! Comprenons pourquoi elles sont nécessaires, ou ne le sont pas.
Il peut-être difficile de s’y retrouver. Je propose la démarcation suivante, avec d’un côté la ligne « passez-moi le sel », de l’autre « Je souhaite réserver une table pour 20h »:
Passez-moi le sel
Il s’agit de toute notre correspondance informelle, quotidienne, du registre « Commande des stylos, et où as-tu rangé le dossier Trucmuche ? ». A ces échanges qui pourraient être oraux uniquement, un « Merci par avance, et très bonne journée » peut suffire.
Je souhaite réserver une table pour 20h
Nos envois formels, dossier, présentation, mail d’argumentation, compte-rendu, … doivent avoir le destinataire pour souci premier. L’indispensable formule de politesse ôte toute sécheresse aux propos, adoucit les fins abruptes. Mais elle n’use de tout son pouvoir qu’à la condition que suive le reste: fond, forme. Une formule de politesse ne s’entend ni avec les mails arabesques qui déroulent le fil d’une pensée confuse, ni avec les mails assassins d’orthographe.
Quitte à passer le plus clair de son temps à écrire des mails, y répondre, autant essayer d’en faire, chacun à notre mesure, un petit morceau de littérature,
Amicalement vôtre,
Camille Cordouan
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